Proust, Hemingway et les ravissements de Venise

Proust et Hemingway sont chacun à sa manière, terriblement ravis par une Venise. Un lieu de beautés bizarres au-delà de l’horizon, recréé ici par leurs théâtres inconscients : à la croisée des chemins de l’écriture d’une vie, suppléances à l’omniprésence des figures du vide et sublimations de fantasmagories incestueuses. Pour le narrateur de La Recherche du temps perdu, emmailloté dans les jupes en même temps sacralisées et profanées de sa mère, la Cité des Doges est bien avec Combray et Balbec, un des phares de son œuvre interminable. Pour le fanfaron des caraïbes qui rêvait de lions et d’un style incorruptible, elle représente l’autre scène de ses ultimes transports amoureux, aux sources de son Vieil homme, préfigurant une fin tragique pour chaque amoureux de la vie. Un double rapt à Venise donc, foudroyant comme dans La Tempête de Giorgione ! En un décor mi-réel-mi-imaginaire propice aux coups de foudre stendhaliens, aux corps à corps esthétiques et aux transes sentimentales. Le «rêve éveillé», d’une Venise d’écrivains ? De L’île des morts façon Thomas Mann aux fulgurances des libertinages de Casanova. Du raffinement esthétique le plus sauvage aux clairs-obscurs d’un impossible rapport sexuel. À l’image fuyante d’une lagune aux limites indéfinissables, « royaumes intermédiaires » où tout se reflète, hors du temps, beauté océanique scandée par les clapotis des gondoles. Du trip impensable des pavés à la fois perdus et retrouvés de la basilique Saint-Marc, marqué au fer rouge de l’arrachement maternel chez Marcel Proust… À une chasse au canard étrangement sexuelle, tout au goût des gouffres d’Ernest Hemingway. Le tout parmi les canaux et les «îles à la dérive» d’un univers créateur regorgeant de signifiants mystérieux, de projections à en « perdre connaissance » (Claudel) aux délires d’Éros. Traversées du dedans et du dehors que nos deux monstres mortifères déclinent au fil de l’eau, avec leurs identités multiples et leurs transes infantiles, dans le silence musical d’écritures intemporelles. Visés par les œuvres qu’ils contemplent, que ce soit dans les bras des garçons de rue, d’une comtesse vénitienne ou ceux de Thanatos. Dans le fleuve du temps qui ne passe pas de transferts énigmatiques.

Auteur
Christophe Paradas
Référence
RA003-20
Ravissement
Journées d’Automne 2012
Catégories
Architecture
Psychanalyse
Littérature
Arts pluriels