Le regard de Dieu dans le regard de l’homme. L’espace pictural au Moyen Âge

Le Pictural, nous le définissons comme le lieu d’un regard, objet de désir du peintre et conquête de l’absolu dans l’espace de l’œuvre. Le désir du peintre, pour paraphraser Lacan, nous le définirons comme désir du regard de l’Autre.
Mais l’Autre, au Moyen Âge, l’Autre inaccessible à la butée du regard, l’objet réellement fascinant du désir du peintre, n’est pas une présence, mais une absence : le monde invisible de Dieu. Et si Dieu est tout-puissant, sa toute-puissance s’exprime d’autant plus dans l’imaginaire qu’elle demeure à tout jamais dérobée au regard.
L’An 1033. L’anniversaire de la mort du Christ cristallise la terreur. Le monde visible est le théâtre fabuleux d’une imagerie habitée d’apparitions terrifiantes. Tout est signe. On scrute le ciel pour y déceler les signes annonciateurs de l’Apocalypse. La nature n’est plus qu’un vaste répertoire de symboles et la peur métamorphose les apparences en présence magique et infernale, comme l’a montré Georges Duby dans Le Temps des cathédrales.
La vision est ainsi prise en otage par l’imaginaire et ce n’est pas par hasard si les fantasmes médiévaux se manifestent avant tout dans le visible.
Et justement, au sommet du monde divin et invisible, Dieu veille sur les hommes d’un œil omniprésent et tout-puissant. Comme l’écrit Jean Paris: « Avant tout, Dieu voit. [… ] Dans tout l’art médiéval, jusqu’au cœur de la Renaissance, il va garder ce caractère céleste du voyant, qui fonde l’esprit comme une variété de la lumière. » (Jean Paris L’Espace et le Regard, éd. du Seuil, Paris, 1965, p. 22, 23.)
En nous aidant de L’Ascension (vers 1100) du sacramentaire de Saint-Etienne de Limoges (folio 84), nous montrerons qu’il y a dans cette œuvre, et par les artifices picturaux, une invitation à passer du monde terrestre à la source surnaturelle du monde céleste. Ainsi se révélera le désir de l’artiste: conquérir le pouvoir d’un œil absolu, rendre visible l’invisible, et par là même ravir le feu du regard tout-puissant de Dieu. La jouissance, alors interdite par les pères de l’Église, sera désormais possible. Au-delà des énoncés figuratifs et des signes qui font de L’Ascension un lieu de méditation ; dans les intervalles mêmes des formes, vides de toute présence matérielle, le peintre (à son insu sans doute) introduit par le ravissement pictural — et la jouissance qui en découle —, quelque chose d’un projet infiniment diabolique : détourner un espace de dévotion pour en faire un lieu de plaisir esthétique.

Auteur
Gérard Bouté
Référence
RA004-09
Regards
Journées d’Automne 2013
Catégories
Art