Féconde illusion, véritable apparence
et désir de transparence
Que l’illusion ait partie liée à l’erreur, voilà qui ne saurait nous surprendre. Celle-ci appartient en effet à la définition de celle-là. Que l’art ait une proximité avec l’illusion, nous le savions depuis longtemps. Par le moyen de cette illusion, il parvient même à résoudre des contradictions. Rien d’étonnant encore à s’entendre rappeler la relation entre religion et illusion, du moins pour ceux ne croyant pas à la révélation. Telle fut la position de Freud. À une époque où certains bien-pensants récusent la psychanalyse, saluons dans cette revue l’auteur ayant mis l’accent sur la démarche freudienne, actrice d’une salutaire entreprise de désillusionnement.
En revanche, toujours à propos de l’illusion, on pourrait s’étonner qu’un seul article fasse un rapprochement – quoique bref – avec la vanité. Il y est question de la passion amoureuse que Oskar Kokoschka a vouée à Alma Mahler. Après leur rupture, l’inconsolable Kokoschka fi t réaliser un mannequin de l’aimée. Subtilement, l’article analyse en quoi cette réalisation fut à la fois une tentative d’autoguérison d’un amoureux éconduit et un projet artistique d’un corps plus vrai que nature, une mise en scène amoureuse et une performance artistique. Soit ! Mais pourquoi cette juste référence à la vanité ?
ll convient, me semble-t-il, de se référer au texte biblique intitulé l’Ecclésiaste. Ce rouleau est attribué au roi Salomon, roi sage par excellence. En hébreu, il se dit Qôhèlet, c’est-à-dire celui qui prend la parole dans une assemblée populaire. La traduction grecque paraît fidèle, puisque l’ecclésia signifie l’assemblée du peuple. De ce texte, on retient souvent ces paroles : « Vanités des vanités, disait Qôhèlet, vanité des vanités, tout est vanités ». Or, on pourrait tout aussi bien ici traduire vanités par illusions. Quoique que l’on fasse, dit le Qôhèlet, la mort efface tout. Ce serait donc illusion de consentir à des efforts, voire même de cultiver la sagesse. Le texte paraît empli d’un inextricable pessimisme : le sage périt et la mort frappe le juste comme le méchant. Pourtant, la conclusion n’apparaît pas aussi sinistre. Un rayon de lumière l’éclaire. Dès lors que nous vivons, faisons de notre vie ce qu’il y a de meilleur. Tirons parti de cette leçon de lucidité. Acceptons cette part d’incertitude, d’illusion. Cela rejoint Nietzsche et cette idée de l’utile illusion. De même et pour revenir à notre point de départ, quand bien même l’amour serait illusion, nous aurions tort de ne pas vivre l’amour que la vie nous offre.
Que nous apprennent encore les articles contenus dans cette revue sur l’illusion, l’apparence et l’art ? Entre le normal et la pathologique, la distinction semble affaire de degrés inscrits dans une commune nature humaine. On apprend comment Salvador Dalí fut guéri par l’amour de Gala, comment la perversion sexuelle peut créer l’œuvre picturale de Egon Schiele ou littéraire de Virginia Woolf, à condition d’être portée par le talent. Quant à la transparence, multiples articles s’y intéressent, en particulier par l’éloge du verre. Encore faudrait-il distinguer le transparent, le translucide et l’opaque. Deux auteurs s’y emploient. Si l’œuvre manifeste un désir de transparence d’une totalité, si l’opaque désigne ce qui rend visible et impossible à saisir en sa totalité, le translucide représente cet intermédiaire porteur d’apparences illusoires et source de plaisir esthétique. Delacroix et La Mort de Sardanapale illustrent cette délectation. Elle résulte de l’éprouvé de la sensation délivré de la tension d’un esprit visant la complétude. On comprend alors comment le translucide off re l’illusion de saisir l’Un représenté dans l’œuvre. Il est une autre magnifique illustration de cette trilogie associant le transparent avec l’opaque et le translucide, celle exposée par la voie du voile. Si le transparent attire le désir tout en s’en défendant et si l’opaque garde le secret, le translucide estompe le visible et instaure une distance symbolique. À l’appui de cette levée du voile, on lira l’histoire de Salomé et de sa danse devant Hérode. Ce voile cache et révèle ; il sauvegarde la pudeur et incite à l’impudeur par le désir du dévoilement. L’auteure des Dessous cachés du voile introduit sa réflexion en citant un aphorisme d’Héraclite : « La nature aime à se cacher ». Héraclite est connu comme le penseur de la mobilité, du changement : « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve ». À cette philosophie du mouve- ment répond une autre pensée antésocratique, légèrement postérieure et due à Parménide, penseur de l’immobilité de l’être, lequel désigne la vraie réalité. Parménide avance qu’elle se saisit par la seule rationalité. En conséquence, « C’est même chose que penser et penser l’être » Une réciprocité peut être établie entre ce qui est vraiment et l’intelligible qui le saisit : « La formule de Hegel “ce qui est rationnel cela est réel, ce qui est réel cela est rationnel ” dit, au fond, la même chose. Parménide est seulement plus radical », écrit Marcel Conche. Est-ce à dire que la raison puisse saisir le tout du Réel ? Le méta- physicien peut certainement s’efforcer de le penser. L’artiste s’y emploie aussi, nous l’avons vu, au prix d’une illusion source de délectation. Quid alors du savant ? Un article expose notre incapacité scientifique à nous affranchir de l’incomplétude : imprédictibilité mathématique, indicibilité langagière, indécidabilité logique, indétermination de la physique quantique, manque structurant le psychisme selon la psychanalyse. Autrement dit, tout discours suppose un insu, toute théorie de la connaissance reposerait sur une absence fondatrice ! Pour nous en convaincre, l’auteur convoque un artiste, qu’il qualifie de maître dans l’art de duper. Il s’agit de Escher et de La Galerie d’estampes. Ainsi, on aura noté l’omniprésence de l’art dans notre revue, y compris quand s’y introduit la note philosophique. Arts plastiques, littérature, poésie, musique… constituent le sol sur lequel se développe la réflexion de la Société française de psychopathologie de l’expression et d’art-thérapie. Héritière d’une tradition qui place les « Humanités » au centre des valeurs, elle érige la personne comme sommet de ces valeurs, exigence première dans toute démarche thérapeutique rationnelle centrée sur l’art et sa capacité de révélation de soi.
Jean-Philippe Catonné